Mise en abîme
Le Yearbook de l’ENSA-V publie chaque année les travaux des étudiants et les retours d’expériences pédagogiques de certains enseignants. La dixième édition contenait un abstract de mes recherches sur le BIM et son incidence sur la pratique du projet architectural.
L’architecte est l’unique, incontournable et infatigable hiérarque des problématiques du projet et de leurs solutions. Sa mission est pratiquement sanctuarisée dans le nouveau paradigme du B.I.M. Ce qui l’est moins, c’est le produit de sa conception. Pour le comprendre il faut nous extraire du débat ambiant, nous inscrire dans une prospective lointaine, et focaliser notre attention sur les deux piliers fondateurs de cet outil que sont la systémique paramétrique du projet et la persistance de sa représentation.
– La systémique du projet, c’est l’idée que le projet, traversé par des forces de conception antagonistes, doit trouver son équilibre pour être édifié. Sa paramétrique, elle, permet au système de se nourrir de données entrantes et de produire des données sortantes. Le système de conception qui était jusqu’à présent circonscrit à son contexte local, va en devenant paramétrique, se tourner vers l’extérieur. Il interagira avec son territoire pour y négocier des bénéfices mutuels. Grâce au modèle paramétrique du B.I.M. nous accédons ainsi à une systémique d’échelle globale.
– La persistance de la représentation dans le B.I.M., c’est l’idée que la représentation de l’architecture n’est plus seulement un préalable à la construction mais aussi la naissance d’une empreinte numérique et synchrone de l’édifice dans son système. Ce modèle fait état des mesures, analyses et corrections appliquées au système, depuis la construction, jusqu’à la destruction finale de l’édifice.
Bien que les outils du B.I.M. existent depuis une vingtaine d’années et qu’ils soient largement répandus chez les architectes, on constate un engouement récent des acteurs du bâtiment pour ces outils. Ils semblent faire écho à une nécessité contemporaine de gestion globale du territoire, de son patrimoine et de ses ressources. Cette nécessité est formulée ainsi dans le projet de loi pour une République numérique : «construire une infrastructure informationnelle nationale»1.
C’est justement ces deux piliers du BIM constituant le modèle paramétrique persistant en architecture, qui permettront de répondre à cette nouvelle nécessité. Il suffira de lier les objets du territoire pour que surgissent des systèmes géants, peuplés de modèles architecturaux interdépendants et dynamiques. Ils formeront de véritables incubateurs numériques de la ville où leurs mécaniques urbaines, sociales, climatiques et énergétiques y seront éprouvées avant de les rendre éligibles au Réel.
Cette perspective nous permet de formuler trois hypothèses :
– Dans un système paramétrique, la coexistence de plusieurs hypothèses est une aberration. L’architecte ne peut plus adapter ses méthodes de représentation, notamment l’échelle de son dessin, pour conserver son agilité en repoussant les moments décisifs. L’architecte devra désormais faire des choix définitifs et très en amont du projet, parfois sur la base de données abstraites.
– Dans un système globalisé, la mesure des effets d’interdépendance des projets imposera une synchronisation des opérations et donc un temps du projet plus long. Nous passerons d’un renouvellement urbain continu et linéaire à une architecturation discontinue et massive du paysage. Apparaîtront alors de véritables époques urbaines dont le Grand Paris est un exemple de préfiguration.
– Dans un système de conception interdépendant, la considération de la ville à un instant T n’est plus une donnée précieuse. Ce n’est plus la nature du contexte que l’architecte doit saisir mais sa trajectoire. Le contexte réel est ainsi substitué par le contexte potentiel, c’est à dire la somme des lois et des politiques applicables au projet à un instant « t ».
Ainsi, l’architecte devrait apprendre à travailler dans une posture logicienne, non plus avec ce qu’il voit et ce qu’il ressent, mais avec le modèle abstrait et théorique de la ville projetée. Si comme je le crains nous acceptions cette braziliation du projet architectural, voilà probablement le plus grand sacrifice auquel l’architecte devrait consentir dans cette «révolution» B.I.M. : abandonner le sensible.
1https://www.etalab.gouv.fr/ce-que-le-projet-de-loi-pour-une-republique-numerique-change-pour-la-donnee